- GRAPHIQUE (REPRÉSENTATION)
- GRAPHIQUE (REPRÉSENTATION)La représentation graphique fait partie des systèmes de signes fondamentaux que l’homme a construits pour retenir, comprendre et communiquer les observations qui lui sont nécessaires. «Langage» destiné à l’œil, elle bénéficie des propriétés d’ubiquité de la perception visuelle et obéit à ses lois. Système de signes monosémiques, elle se définit comme la partie rationnelle du monde des images.Pour l’analyser en toute rigueur, il convient d’en écarter certains domaines tels que les écritures musicales, verbales et mathématiques, qui obéissent d’abord aux lois de la linéarité des langages sonores; la symbolique, tributaire des lois de l’image figurative; et l’image animée, dominée par les lois du temps cinématographique. Ces domaines n’utilisent en conséquence qu’une partie des propriétés de l’image.Dans ses limites strictes, «la graphique» recouvre l’univers des réseaux, celui des diagrammes et enfin l’univers des cartes qui s’échelonne de la reconstitution atomique à la transcription des galaxies, en traversant le monde des figures, du dessin industriel et de la cartographie.Trop souvent considérée comme une illustration tributaire des seules règles de l’esthétique, la graphique, tout au contraire, tient ses lettres de noblesse de sa double fonction de mémoire artificielle et d’instrument de recherche. Elle est d’abord justiciable des lois de la communication et de l’efficacité et, à ce titre, fournit l’un des deux systèmes logiques du traitement de l’information. L’écran cathodique, lié à l’ordinateur, lui ouvre un avenir illimité.1. Définition de la graphiqueL’approche linguistique moderne définit avec précision la graphique par rapport aux autres systèmes de signes, en considérant le croisement de deux évidences: l’œil et l’oreille séparent deux systèmes de perception; les significations que l’homme attribue aux signes peuvent être monosémiques, polysémiques ou pansémiques (fig. 1).Système monosémiqueUn système est monosémique quand la connaissance de la signification de chaque signe précède l’observation de l’assemblage des signes. Une équation ne se conçoit qu’une fois précisée l’unique signification de chaque terme. Un graphique ne se conçoit qu’une fois précisée, par la légende, l’unique signification de chaque signe.Au contraire, dans les systèmes polysémiques et pansémiques, c’est du signe, ou de l’assemblage des signes que se déduit la signification. Dans la graphique, le mot précède toujours le signe tandis que dans la «symbolique», le signe précède toujours le mot ou tend à le faire, et le signe ne devient symbole que pour ceux qui sont capables de faire l’analogie pertinente. La symbolique tend à la monosémie du signe et ne se conçoit justement qu’en raison de la nature essentiellement polysémique de la forme et de la couleur, que chacun est en droit d’interpréter à sa manière jusqu’au moment où le symbolisme émerge ou, à défaut, jusqu’à ce que l’habitude d’une convention soit acquise. La symbolique est d’abord tributaire des lois de l’«image figurative». De même, un discours, une photographie peuvent recevoir des interprétations variées puisque toute signification est liée à un ensemble de signes, lui-même perçu et interprété par référence au répertoire d’analogies et de hiérarchies de chaque «récepteur». Et l’on sait que ce répertoire varie d’un individu à l’autre, au gré de la personnalité, de l’entourage, de l’époque et de la culture. À la limite, la musique et l’image non figurative cherchent à atteindre l’absolu, en ne signifiant plus rien de précis pour viser le chemin qui mène au «tout».Lorsqu’on emploie un système monosémique, le domaine considéré est rigoureusement précisé et délimité, si grand soit-il. Toute interprétation a priori, toute discussion sur le mot est par définition réglée au préalable. La chaîne des propositions peut donc se développer dans une succession d’évidences, qui deviennent logiques à la seule condition de se déduire l’une de l’autre indiscutablement. Sur ce point, graphique et mathématique sont semblables et construisent le domaine rationnel.Système visuelGraphique et mathématique se différencient en fonction de la structure perceptive qui les caractérise. Il faudrait au moins 20 000 instants successifs de perception pour comparer deux tableaux de chiffres de 100 lignes sur 100 colonnes. Si les chiffres sont transcrits graphiquement, la comparaison, aisée, peut même être instantanée.En effet (fig. 2), la perception sonore ne dispose que de deux variables sensibles: la variation des sons et le temps. Tous les systèmes destinés à l’oreille sont linéaires et temporels . (Rappelons que les transcriptions scripturales de la musique, du verbe et des mathématiques ne sont que des formules de mémorisation de systèmes fondamentalement sonores, et que ces formules n’échappent pas au caractère linéaire et temporel de ces systèmes.)Par contre, la perception visuelle dispose de trois variables sensibles: la variation des taches et les deux dimensions du plan, et cela hors du temps. Les systèmes destinés à l’œil sont d’abord spatiaux et atemporels . D’où leur propriété essentielle: dans un instant de perception, les systèmes linéaires ne nous communiquent qu’un seul son ou signe, tandis que les systèmes spatiaux, dont la graphique, nous communiquent dans le même instant les relations entre trois variables. Utiliser au mieux cette puissance considérable de la vision, dans le cadre d’un raisonnement logique, tel est l’objet de la graphique, niveau monosémique et rationnel de la perception visuelle.Les plus anciennes représentations graphiques découvertes sont des cartes géographiques, gravées sur argile, et qui datent vraisemblablement du IIIe millénaire avant J.-C. Les images graphiques ont d’abord été conçues, et se conçoivent utilement encore, comme des reproductions de la nature visible, qui ne bénéficient que d’un degré de liberté, celui de l’échelle. Dans une reconstitution moléculaire, dans une figure géométrique, un schéma de montage, un dessin industriel, dans une coupe de terrain ou une carte, les deux dimensions du plan dessiné s’identifient, compte tenu de l’échelle, à l’espace visible.Il a fallu attendre le XIVe siècle pour entrevoir, à Oxford, et le XVIIIe siècle pour découvrir, avec Charles de Fourcroy (fig. 3), que les deux dimensions de la feuille de papier pouvaient utilement représenter autre chose que l’espace visible. C’était en réalité passer de la simple représentation à un «système de signes», complet, indépendant, et possédant ses lois propres, c’est-à-dire sa «sémiologie».2. La sémiologie graphiqueLa sémiologie graphique est l’ensemble des observations et des règles qui dirigent l’utilisation rationnelle de la graphique. Elle se déduit de la structure et des propriétés de la perception visuelle.Structure naturelle et propriétés de l’image visuelleL’image visuelle spontanée se crée sur trois dimensions homogènes et ordonnées: deux dimensions orthogonales x et y du plan et une variation z du blanc au noir de la tache élémentaire (c’est ainsi, par exemple, que se construit l’image télévisée). La structure naturelle de l’image permet donc de transcrire, puis de voir spontanément toutes les relations qui s’établissent entre trois composantes, quelles qu’elles soient.Cette image accepte une très grande quantité d’informations. L’œil perçoit instantanément une forme d’ensemble, qui peut résulter de multiples taches séparées, chacune constituant une information.Cette propriété a un corollaire: l’image visuelle accepte tous les niveaux de lecture. Le pinceau visuel peut s’intéresser à la forme d’ensemble résultant de toutes les taches; c’est la lecture d’ensemble. Mais il peut aussi ne s’intéresser qu’à une tache élémentaire; c’est le niveau élémentaire de lecture. Et entre les deux, il peut s’intéresser à tout groupement de taches; ce sont les niveaux moyens de lecture. Ces deux propriétés, liées à la nature spatiale du système, constituent l’originalité profonde de la graphique par rapport à la mathématique.Par permutation des catégories représentées en x , par permutation des catégories représentées en y , l’image peut se simplifier sans perdre une parcelle de l’information originale. Cette propriété autorise les manipulations visuelles et fait de la graphique un système de traitement de l’information.La structure naturelle (x , y , z ) de l’image visuelle ne peut être transgressée. Dans une construction comme la figure 4, qui n’obéit pas à la structure naturelle, la perception de l’ensemble de la figure n’apprend rien au lecteur. Il lui faut descendre au niveau du secteur du cercle et fixer successivement chaque secteur pour appréhender l’information qui lui est proposée. De plus, sans image d’ensemble significative, il ne peut dégager les relations essentielles que fournit cette information. Faute de mieux, il ne retient que quelques pourcentages.Par contre, la matrice, représentée sur la figure 5 et qui obéit à la structure naturelle de l’image, fait apparaître spontanément les relations essentielles contenues dans cette information: les nations forment deux groupes, que différencient deux types de production. Le lecteur garde la possibilité de s’intéresser aux données élémentaires; mais leur intérêt devient anecdotique et cède le pas devant l’ordre et la proportionnalité des groupes que ces éléments ont permis de construire. S’il retient les nombres, c’est pour en «parler», et non plus pour «comprendre».La carte géographique de la figure 6 est inefficace. Pour l’utiliser, le lecteur doit descendre jusqu’au niveau des signes et les déchiffrer un à un. Il ne suffit donc pas que le plan soit homogène et ordonné pour construire une image: il faut aussi que la troisième dimension visuelle (z ) soit elle-même ordonnée. Or, les prix sont transcrits ici par une variation de forme, variable visuelle non ordonnée. Lorsque la construction obéit en tout point à la structure naturelle de l’image, lorsque les prix sont représentés par une variable visuelle ordonnée, telle la variation de taille (fig. 7), il ne faut plus qu’un court instant pour que le lecteur mémorise définitivement l’ensemble de l’information. C’est ce que le langage courant traduit en disant que la figure est plus lisible.Ainsi, devant toute construction non conforme à la structure naturelle de l’image, la lecture ne commence que lorsque l’œil découvre cette structure et peut observer une image significative. Quand la première image significative est au niveau du signe élémentaire, la figure doit être «lue» image par image (fig. 6). Évidemment, cette lecture demande un délai proportionnel au nombre d’images que l’œil devra percevoir. Mais, en réalité, le lecteur est immédiatement conscient que la lecture de la totalité de l’information va lui demander au moins une demi-heure, aussi abandonne-t-il cette lecture et ne retient-il qu’un ou deux chiffres! Une construction non conforme à l’image naturelle est le plus souvent inutile.La construction graphiqueConstruire une représentation graphique consiste donc à transcrire chaque composante de l’information par une variable visuelle, de telle façon que la construction soit conforme à l’image naturelle, ou que la lecture n’exige que le nombre minimal d’instants de perception, c’est-à-dire d’images naturelles. Il importe donc que le rédacteur connaisse la structure x , y , z de l’image naturelle ainsi que les variables qui constituent le système des signes.Les huit variables visuelles et leurs propriétésDans la figure 8, le petit rectangle noir est en bas et à droite du carré blanc central, il pourrait être en haut et à gauche; sa position est donc définie en x et y , c’est-à-dire en suivant les deux dimensions du plan (2 DP). Une tache de signification ponctuelle, fixée en x et en y , et de dimension suffisante, peut être dessinée (en z ) de différentes manières. Elle peut varier de taille (T), de valeur (V), de grain (G), de couleur (C), d’orientation (OR), ou de forme (F) et exprimer ainsi une correspondance entre sa position en x , sa position en y et sa position en z dans la série étalonnée de chacune des six variables «rétiniennes».La tache visible, élément premier de toute représentation, peut recevoir trois significations par rapport au plan xy . Elle peut signifier soit un point (position sans surface), soit une ligne (position sans surface), soit une zone (surface). Ces trois «implantations», liées à la nature spatiale du système, autorisent la multiplicité des conventions (puisque ainsi la forme peut caractériser une position sans surface) et des transformations graphiques (par exemple dans les réseaux, fig. 12).Les huit variables visuelles ont des propriétés inégales, dont toute transcription graphique doit tenir compte. Comme la mathématique, la graphique ne s’intéresse, en toutes choses, qu’aux relations de ressemblance (face=F0019 令), ou inversement, de différence (face=F0019 ), aux relations d’ordre (O) et de proportionnalité (Q) entre les éléments de chaque composante. Les deux dimensions du plan ont la propriété d’exprimer spontanément toutes ces relations. Mais les six variables rétiniennes n’ont chacune qu’une partie de ces propriétés (fig. 9) et, par exemple, la transcription d’une composante ordonnée (O) par une variation de forme (face=F0019 令) détruit le caractère de la composante, interdit la perception spontanée et conduit à déchiffrer les formes une à une (fig. 6). La figure 9 résume l’ensemble de ces propriétés (ou «niveaux d’organisation»).Tels sont les principaux éléments qui constituent le système de signes. Ce sont eux que le rédacteur doit appliquer à chaque problème. Il lui faut donc aussi, comme le mathématicien, et pour les mêmes raisons, analyser l’information à transcrire et la fonction de la transcription envisagée.L’analyse de l’information à transcrireL’analyse de l’information peut se résumer en trois questions:– Quelles sont les composantes de l’information et quel est leur nombre? On appelle composante un concept de variation. Dans l’exemple représenté sur les figures 4 et 5,l’information est à trois composantes: la série des pays, la série des types de viandes, la série des quantités. Dans les figures 6 et 7, l’information est à deux composantes: la série des lieux géographiques et la série des prix. Peut être composante toute série d’analyse, comme le temps, le sexe, l’âge, une liste de professions, de matériaux, de concepts, appliquée à l’ensemble à transcrire. Jusqu’à trois composantes, la construction naturelle x , y , z , est possible. Au-delà, il y a lieu de choisir les images les plus utiles et pour cela d’étudier la fonction de la transcription envisagée.– Quelle est la «longueur» de chaque composante, c’est-à-dire le nombre de catégories qu’elle permet de déterminer? Le sexe est de longueur 2, les départements français de longueur 95. De cette longueur dépend l’étendue du problème de la représentation graphique et le rejet de certaines constructions.– Chaque composante est-elle ordonnée (O) ou ordonnable (face=F0019 )? Le temps, les âges, lesprix... sont des composantes ordonnées, qui serviront de base de classement aux composantes ordonnables (série de professions, de produits, d’individus, de pays...). Ce reclassement simplifiera l’image en faisant apparaître les groupements et les corrélations, et cela sans perte d’information.Les trois fonctions de la transcription graphiqueToute information à trois composantes ou moins, construite conformément à l’image naturelle x , y , z , remplit les trois fonctions de la transcription graphique. Mais toute information à plus de trois composantes – et c’est le cas le plus général – pose un problème de choix dont la solution se trouve dans une appréciation rigoureuse de l’objectif visé par la transcription graphique.La théorie des «questions pertinentes» révèle trois situations fondamentalement différentes:– La transcription doit-elle servir de mémoire artificielle (comme un répertoire graphique, un plan de «métro»)? Auquel cas, et par définition, sa qualité fondamentale est l’exhaustivité, au bénéfice de laquelle on s’accommodera de la lecture onéreuse de multiples images élémentaires, comme dans un dictionnaire.– Au contraire, doit-elle être une image à mémoriser (comme un croquis pédagogique)? Auquel cas, sa qualité fondamentale est la simplicité visuelle, au bénéfice de laquelle on s’accommodera d’une information réduite aux corrélations essentielles, transcrites par quelques images simples et spontanément perceptibles, comme une affiche.– Doit-elle enfin servir de système de manipulation et participer directement à la découverte des corrélations et de l’image logiquement simplifiée, déduite de l’information exhaustive? Auquel cas, ses qualités fondamentales sont d’être exhaustive et de rendre si possible immédiates toutes les comparaisons possibles à l’intérieur de l’information. Les collections d’images et les permutations internes font de la graphique un système de traitement de l’information. De plus, grâce à la tridimensionnalité de l’image et à l’élargissement des possibilités de compréhension qui en résulte, le traitement graphique de l’information offre peut-être le meilleur moyen de clarifier la méthodologie fondamentale qui préside à toute recherche, et de mieux définir le rôle de l’homme face aux ordinateurs.Le traitement graphique de l’informationToute recherche, toute décision procède: a ) de la délimitation d’un domaine informé; b ) de la réduction de ce domaine; c ) de la comparaison de cette réduction à un domaine plus vaste.a ) Pour délimiter un domaine informé, aucun automatisme n’est concevable. Le choix ou l’invention des concepts retenus, leur niveau de finesse et leur extension, en d’autres termes la délimitation d’un domaine fini au milieu de l’infini des possibles, restera toujours, consciemment ou non, le propre de l’homme et le test de son imagination. Par contre, à l’intérieur de ce domaine, la machine fournit le plus puissant moyen d’accumulation des données.b ) Toute réflexion est une réduction et peut se fonder sur une quelconque formalisation de l’information. Mais la réflexion n’est à proprement parler «logique» que lorsqu’elle exclut la confusion, c’est-à-dire lorsque la définition des ensembles pris en considération est préalable; en d’autres termes, lorsqu’on accède à la monosémie. Celle-ci acquise, la réduction logique ou «traitement de l’information» peut être automatisée. Elle consiste à découvrir soit un rapport unique résultant du domaine informé, soit les groupes naturels présents dans ce domaine. La réduction logique de l’information est le moyen par lequel l’homme peut appliquer au plus grand ensemble possible d’observations le nombre limité d’instants de perception dont il dispose au cours de son existence. L’orateur n’est écouté que parce qu’il réduit à une heure d’exposition le résultat d’années d’observations et de réflexions.Un traitement se traduit par la découverte de concepts de groupements, moins nombreux et moins longs que ceux qui ont servi à décrire le domaine informé. Le traitement graphique procède par simplification de l’image. Deux courbes se rencontrent en un point, qui est l’objet recherché, la valeur utile parmi les n valeurs dessinées. Dans ce cas, la réduction peut se traduire par le rapport n /1. Dans l’exemple très simple de la figure 4, l’information originale nécessite de mémoriser 5 憐 5 = 25 nombres. Le reclassement des lignes et des colonnes, dans la figure 5, permet de ramener la perception de cette information à celle de deux types de productions, identifiés chacun par deux nations. La réduction peut ici se traduire par le rapport 25/2. Elle rend l’information mémorisable et comparable à d’autres informations voisines. Dans le dessin industriel, l’ingénieur part de l’ensemble exhaustif des données qui convergent sur son problème, pour en découvrir l’imbrication la plus simple, c’est-à-dire la plus efficace en même temps que la moins coûteuse, en jouant à la fois sur les tolérances qui peuvent exister et sur les principes qui peuvent être transgressés.Le traitement graphique met particulièrement en évidence le problème du niveau de réduction . Dans tous les cas où la simplification entraîne une perte d’information, tous les niveaux de réduction sont possibles entre l’information exhaustive et sa plus grande simplification. Dans la figure 17 a, l’information est constituée de 9 憐 80 = 720 nombres. Elle peut être réduite à neuf groupes de quartiers (fig. 17 b), ou à trois (fig. 17 d), ou même à deux (fig. 17 e). Mais le choix du niveau de réduction, la décision de retenir neuf, ou quatre, ou deux groupes, restera toujours du seul domaine de l’initiative humaine. Et c’est probablement là que réside l’originalité profonde de la graphique. En offrant le moyen de voir (fig. 17 b) à la fois l’ensemble et tous les sous-ensembles qu’elle engendre, l’image permet de prendre une décision fondée à la fois sur les groupements naturels et sur l’information élémentaire, dans toute son exhaustivité. Cela, la transcription mathématique ne le permet pas et, à ce stade, elle s’efface devant la transcription graphique (fig. 10 et 11).c ) Pour comparer cette réduction à un domaine plus vaste, seul l’homme peut choisir entre deux possibilités: soit faire une nouvelle expérience, c’est-à-dire comparer la réduction retenue à un nouveau domaine fini, en partie différent ou plus complet – en d’autres termes reprendre la recherche en proposant une hypothèse nouvelle; soit prendre une décision de diffusion (message pédagogique) ou d’application (acheter l’objet, construire la machine ou le bâtiment, appliquer le remède, publier le décret) – c’est-à-dire accepter de confronter la réduction retenue au domaine infini des possibles qui entoure le domaine traité. Pour ce choix, aucun automatisme n’est concevable. C’est la définition même de la décision «politique». Ce choix, qui doit peser l’indéfini, ne repose que sur l’intuition créatrice, appuyée sur une mémoire personnelle aussi variée qu’étendue. Et, ici encore, le rôle de la graphique, mémoire visuelle, peut être considérable.3. Les applications de la graphiqueToute série homogène d’observations, tout comptage peut donner lieu à une transcription graphique. Mais si l’image permet de transcrire toutes les relations contenues dans une information à trois composantes, les informations n’ont pas toutes cette structure. Sur un plan, une information s’impose différemment selon qu’elle comporte:– des relations entre les éléments d’une seule composante; l’information construit un réseau;– des relations entre composantes; l’information construit un diagramme;– une composante spatiale (composante qui décrit un espace visible, un profil, un assemblage, un espace géographique); celle-ci peut être transcrite suivant un réseau reproduisant l’ordre spatial observé; ce réseau ordonné est une carte.Réseaux, diagrammes et cartes sont les trois groupes d’imposition de la graphique.Les réseauxUn arbre généalogique est l’ensemble des liaisons (correspondances) qui unissent les membres d’une famille, c’est-à-dire les éléments A, B, C... d’un unique groupe d’individus. Un «organigramme», un programme d’ordinateur est l’ensemble des liaisons qui unissent une série A, B, C... de fonctions préétablies. Un réseau routier est l’ensemble des voies qui unissent une suite A, B, C... de villes. Ce sont des informations à une seule composante. Lorsque ces informations sont transcrites sur le plan, elles construisent un réseau. Les constructions d’un réseau sont variées (fig. 12) car les éléments de la composante A, B. C... peuvent être représentés par des points et les liaisons par des lignes, ou l’inverse, ou encore les deux par des lignes ou par des zones. De plus, la disposition des éléments peut être rectiligne, ou circulaire, ou former un semis. Le choix dépend à la fois de l’information elle-même et de la fonction simplificatrice de la transcription graphique.Le traitement graphique d’un réseau est une «transformation». Celle-ci consiste à découvrir la disposition la plus simple des éléments et des correspondances, c’est-à-dire à réduire au minimum le nombre des croisements non significatifs.Lorsque la composante A, B, C... est ordonnable – par exemple une suite de groupes économiques (fig. 13, 1) –, la construction circulaire (fig. 13, 2) est généralement celle qui permet de mieux poser visuellement le problème, d’en découvrir la solution (fig. 13, 3) et de voir si un semis (fig. 13, 4) offre une réduction supérieure. Il est alors possible d’en déduire l’image dont la lecture sera le plus efficace en fonction de la nature même des concepts proposés par l’information (fig. 13, 5 et 13, 6).Lorsque la composante A, B, C... est ordonnée (par exemple, la suite des fonctions dans un programme d’ordinateur), la réduction graphique consiste à transcrire cet ordre par l’une des dimensions du plan et, sur l’autre dimension, à simplifier par permutation des éléments de même ordre.Lorsque la composante A, B, C... est un espace réel , elle peut être transcrite soit comme ci-dessus – et elle est alors transformable –, soit suivant l’ordre spatial observé; dans ce dernier cas, il s’agit d’une carte et elle n’est pas transformable.Mais tout réseau peut aussi être construit sous forme de diagramme. Il suffit de doubler la composante et de considérer que A, B, C... sont «points de départ» de relations qui conduisent à A, B, C..., «points d’arrivée». La construction est une matrice et elle est permutable. Il faut noter que la transformation d’un réseau n’a pas encore trouvé de solution mathématique satisfaisante.Les diagrammesLes cours d’une action X, en Bourse, ne sont que l’ensemble des correspondances qui s’établissent entre une suite A, B, C... de dates et une série 1, 2, 3... de prix; c’est une information à deux composantes. La répartition, dans Paris, des catégories socio-professionnelles (fig. 17) est l’ensemble des correspondances qui s’établissent entre une suite A, B, C... de neuf catégories socio-professionnelles, une suite a, b, c... de 80 quartiers géographiques et une série 1, 2, 3... de quantités de personnes; c’est une information à trois composantes. Un annuaire statistique est l’ensemble des correspondances qui s’établissent par exemple entre une suite A, B, C... de cantons géographiques, une suite a, b, c... de catégories d’individus (les jeunes, les adultes, les vieux; les hommes, les femmes; les travailleurs de l’agriculture, de l’industrie, du commerce...), suite dont la longueur est le produit des longueurs de chaque phénomène: âge, sexe, professions..., et une série 1, 2, 3... de quantités de personnes.Ainsi, tout ensemble informationnel dans lequel une composante A, B, C..., ventile une suite de concepts, peut être analysé comme un système à trois composantes, et être construit en un seul diagramme x , y , z ; ce diagramme est une matrice.Le traitement graphique d’une matrice est une «diagonalisation» (fig. 15 à 17). Il suppose qu’au moins l’une des deux composantes transcrites en x et y soit ordonnable. Lorsque les deux le sont (face=F0019 , ), la construction est une matrice ordonnable. Lorsque l’une est ordonnée (une suite d’années par exemple), la matrice n’est ordonnable que sur l’autre composante (face=F0019 , 0). La construction est un fichier-image si la composante ordonnée est courte; c’est un éventail de courbes si la composante ordonnée dépasse une vingtaine de catégories. Lorsque les deux composantes sont ordonnées (0, 0), par exemple les fréquences et les puissances, les heures et l’ordre des stations d’une ligne de chemin de fer, la construction est un tableau ordonné. Lorsque le tableau ordonné reproduit l’ordre spatial, la construction est la carte de la composante transcrite en z (fig. 14). Ces deux dernières constructions ne sont pas diagonalisables et la simplification de l’image ne peut être opérée que par «lissage» des formes planes (ce que l’on appelle en cartographie «généralisation»), c’est-à-dire par la suppression d’une partie de l’information. Mais une collection de tableaux ordonnés ou de cartes peut être traitée par rapprochement et classement de distributions planes semblables, dans les grandes collections, ou par superposition de transparents colorés («synthèse colorée») dans les collections très réduites.Le nombre de constructions autres que la matrice est immense, puisque toute composante peut être transcrite par l’une ou l’autre des huit variables visuelles. Mais inversement toute construction quelconque peut être ramenée à l’une des cinq formes matricielles et bénéficier des propriétés de l’image naturelle. Dans la figure 14, toutes les constructions du haut, ou constructions «particulières», correspondent à l’une ou à une partie de l’une des cinq formes matricielles. Dans de très nombreux cas où existe une composante ordonnable, ces constructions particulières sont injustifiées.Les cartesDans une matrice, une composante spatiale ne mobilise qu’une dimension du plan. L’autre est disponible pour représenter n concepts. La matrice permet de découvrir toutes les réductions possibles d’un ensemble de n cartes (fig. 14). Mais, de signification toujours changeante, le plan de la matrice ne peut constituer un système de référence pour une mémorisation de longue durée. Deux matrices, dont les x et les y sont différents en signification, n’offrent aucun point de comparaison.Dans une carte, la composante spatiale mobilise les deux dimensions x et y du plan. Il ne subsiste que la variable z . Elle ne peut, par une perception spontanée, que représenter la variation de puissance d’un seul concept. Par contre, lorsque le plan transcrit l’ordre spatial, et particulièrement l’ordre géographique, il hérite des propriétés de stabilité de cet ordre. Il fournit alors la base de référence plane, constante et universelle, nécessaire à la mémorisation humaine de longue durée, c’est-à-dire le moyen d’enregistrer visuellement une distribution et de la conserver dans l’esprit, prête à toute comparaison immédiate ou future. La transcription cartographique apparaît donc comme le support, conscient ou non, de toute action spatiale, de toute «régionalisation». Mais aussi, grâce à la charge informative de l’image et à la stabilité géographique, elle fournit au cerveau humain la plus puissante forme de mémorisation. Encore faut-il qu’elle soit conçue pour répondre à cette fonction qui n’est bénéfique que dans l’exercice de la lecture d’ensemble.Mais depuis plusieurs millénaires, la carte (et toute transcription plane de l’espace) se fait à la main, en une élaboration généralement longue et coûteuse qui justifie de superposer le maximum d’information sur un dessin. Cette habitude ancestrale de dessins complexes et lisibles seulement au niveau élémentaire pèse lourdement sur la carte qui, dans cette conception, ne peut être autre chose qu’un réservoir utilisable goutte à goutte, ou bien l’illustration d’une simplification obtenue par un autre système.La lecture élémentaire interdit la découverte des relations d’ensemble pertinentes et, l’écriture aidant, l’habitude s’est créée d’un raisonnement au niveau ponctuel, fondé sur un nombre réduit de phénomènes. D’où, par exemple, des études d’urbanisme fondées sur cinq données seulement. Or c’est par centaines, sinon par milliers que se comptent aujourd’hui les phénomènes qu’il est utile de prendre en considération dans le cadre d’un espace défini, et dont la machine moderne permet de «sortir» la distribution (fig. 19) en quelques instants à partir des informations stockées dans ses mémoires (banques d’information) et des innombrables combinaisons possibles entre ces informations (10 séries originales combinatoires représentent plus de 3 millions de distributions potentielles). La carte manuelle complexe ne répond qu’à une seule question: «À tel endroit, qu’y a-t-il?» et encore la réponse est-elle très limitée, tandis que la collection de cartes, une par phénomène, permet de répondre à deux questions: «Tel phénomène, quelle est sa distribution?» et par suite: «Quels sont tous les phénomènes qui ont une même distribution?»La nature de ces deux questions, jointe à la possibilité de créer instantanément, grâce à l’écran de visualisation, toute distribution spatiale, introduit un nouveau processus de raisonnement, qui transforme fondamentalement la conception du dessin, de la cartographie, des atlas, de la documentation, des bibliothèques et de l’édition. Dans un problème agricole, axé par exemple sur les exploitations de plus de 50 ha, la simple carte de leur distribution géographique (fig. 18 en haut à gauche) permet de découvrir rapidement, et bientôt automatiquement, dans une collection étendue et appropriée, quelque 23 phénomènes qui ont une distribution semblable, voisine, ou inverse, et qui ont par conséquent une probabilité d’être en relation de causalité ou d’incidence avec le phénomène considéré au départ.C’est dans de telles perspectives que se créent un peu partout dans le monde des banques d’information fondées sur l’implantation géographique des données. Et la machine moderne, en séparant définitivement les trois fonctions: accumulation des données, traitement, message (ou décision), met en question les inventaires cartographiques classiques qu’une construction vénérable, mais millénaire, restreint à une infime partie de l’information, limite dans la précision, dans la manipulation et dans la mise à jour et conduit à une confusion néfaste entre les divers moments de la réflexion. En même temps, se trouve posée la question des instruments pédagogiques déduits de telles informations. Une ère nouvelle s’ouvre ainsi pour le cartographe conscient de la nature opérationnelle de son «langage», de sa puissance et de la multiplicité de ses applications, mais, de plus, imprégné d’un raisonnement analytique compatible avec l’étendue de l’information moderne et averti du rôle précis et limité, mais irremplaçable, de la machine.4. La graphique dans la civilisation de l’informatiqueLes premiers développements des calculatrices ont pu faire croire un instant que c’en était fini de la graphique et que la manipulation logique n’impliquerait dorénavant que le «langage» mathématique. Mais combien d’études, fondées sur la puissance de l’ordinateur et sur ses propriétés combinatoires, se sont heurtées à un résultat difficilement utilisable lorsqu’il se présentait sous la forme de plusieurs mètres cubes de feuilles de papier couvertes de chiffres? Cet exemple illustre l’un des principaux problèmes de «langage» posés par l’informatique, celui du système de communication entre l’homme et la machine. C’est plus exactement le problème de la formalisation et de la réduction de l’information pléthorique moderne. Particulièrement sensible aux deux extrémités de la chaîne technologique, entre l’homme et l’information, il fait l’objet d’une attention universelle dont les résultats sont remarquablement convergents: on redécouvre la graphique. L’écran de visualisation, lié à l’ordinateur, est à la pointe de la recherche technologique. Il permet l’affichage de mots, de nombres, et surtout de constructions graphiques. Il permet aussi, grâce au light-pen , de dessiner directement (fig. 20), et par conséquent d’instruire graphiquement un ordinateur.Désormais, il n’est plus nécessaire d’imaginer l’homme faisant apparaître sur l’écran de visualisation – sous forme numérique ou sous la forme de réseaux, de diagrammes ou de cartes – tous les éléments de l’hypothèse qu’il souhaite vérifier, et procédant aux expériences nécessaires.Grâce à l’écran, il n’est plus besoin d’anticipation pour voir la graphique occuper une place de choix dans les domaines les plus variés: architecture, constructions, médecine, biologie, pédagogie, météorologie, électronique, espace, et bientôt dans l’administration, l’urbanisme et les sciences humaines, où elle fournit une base lumineuse aux recherches «interdisciplinaires» et contribue ainsi aux profondes mutations que ces recherches préparent.Il n’existe pas de domaine où l’information ne prolifère, où sa réduction logique ne soit l’objectif à atteindre et où l’analyse matricielle ne s’applique. Et il ne semble pas non plus qu’il y ait de système de perception plus puissant que la vision.On comprend ainsi que la visualisation et ses lois soient l’objet de recherches actives dont le premier résultat est la mise en évidence de deux «langages» logiques et opérationnels indépendants: la mathématique et la graphique, qui ont chacun leurs propriétés mais aussi leurs lois impératives, et entre lesquels se partage désormais le traitement de l’information.
Encyclopédie Universelle. 2012.